5
Tol’chuk se tenait accroupi sous la pluie tel un rocher dans la tempête, l’eau dégoulinant sur ses traits abrupts. Il s’était perché sur un promontoire de granit depuis lequel il jouissait d’une vue dégagée sur la vallée en contrebas et les hautes terres qui s’étendaient plus loin, à demi dissimulées par de gros nuages et d’épais rideaux de pluie. L’aube se levait, mais difficile de dire où s’achevait la nuit et où commençait le jour : depuis trois jours, les compagnons n’avaient vu ni la lune ni le soleil, juste un ciel d’ardoise et une lumière falote.
— Cette région est atrocement humide, lança une voix derrière Tol’chuk.
L’og’re n’eut pas besoin de se retourner pour reconnaître Magnam au son sarcastique de sa voix.
— Ici c’est la saison estivale des pluies, expliqua-t-il. D’ici au milieu de l’été, la sécheresse s’installera jusqu’au début des tempêtes d’hiver.
— Quel climat délicieux. Si j’avais une tendre épouse et de joyeux bambins, je les amènerais ici en vacances.
— Tu aurais pu partir avec Wennar et les autres.
Magnam émit un bruit grossier et sortit de sa poche une pipe qu’il agita comme pour rejeter cette idée.
— Je ne suis pas un guerrier. Juste un cuisinier de campagne. Je me suis dit qu’il valait mieux t’accompagner dans tes fameuses contrées natales. (Il se hissa sur la pierre glissante et détailla les hautes terres floutées par la pluie.) Ouais, c’est un sacré territoire que vous occupez là.
Tol’chuk lui jeta un coup d’œil.
— Au moins, on ne marche pas sur de l’herbefeu tous les cinq pas, et on ne risque pas de tomber dans des soufrières, répliqua-t-il, faisant allusion aux contrées n’aines du Gul’gotha – un endroit ravagé, infernal.
Mais quand il vit l’expression blessée de Magnam, il regretta ses paroles.
Son ami ne dit rien pendant un long moment.
Le moral de tous les compagnons avait été mis à rude épreuve ces dernières lunes, d’où une multiplication des disputes et des silences rancuniers. Le vol avait pris plus longtemps que prévu. Obligé de se colleter avec un temps orageux, le capitaine el’phe Jerrick se fatiguait vite – et ce, d’autant qu’un mal grandissant sapait ses capacités élémentales. Il était forcé de se poser fréquemment, et, chaque fois, il lui fallait un peu plus de temps pour récupérer. Sur la fin, chacune de ses pauses durait plusieurs jours. Seuls les toniques de Mama Freda avaient permis au navire aérien d’atteindre les montagnes au début de l’été.
Magnam rentra la tête dans les épaules pour se protéger contre le vent humide et tenta d’allumer sa pipe avec un charbon ardent partiellement enveloppé d’un tissu. Il finit par renoncer et par jeter le charbon dans le vide avec un gros soupir.
— Au moins, nous sommes enfin arrivés. (Tendant la main, il tapota le genou plié de Tol’chuk.) Bienvenue chez toi.
L’og’re fixa l’autre côté de la vallée. Le Grand Croc du Nord se dressait à l’horizon, le haut de ses pentes blanchi par une croûte de neige éternelle. Même les nuages orageux ne parvenaient pas à dissimuler la majesté du pic qui surplombait le reste de la cordillère. Seul son jumeau, le lointain Grand Croc du Sud, pouvait rivaliser avec lui en hauteur.
Plissant ses yeux ambrés, Tol’chuk tenta de percer le brouillard pour distinguer ses terres natales. En vain. Au-delà de la vallée suivante s’étendait le cœur du territoire des og’res – son peuple. Pourquoi la peur lui serrait-elle le cœur à cette pensée ?
Il porta une main à la sacoche fixée sur sa cuisse. Le cuir était gonflé par son trésor : un morceau de sanguine plus gros que la tête d’une chèvre, le nexus spirituel de sa tribu. Tol’chuk avait réussi à lever la malédiction qui pesait sur le cristal sacré, rendant à celui-ci sa beauté et son pouvoir originels. Pour achever sa mission, il devait maintenant le restituer aux anciens de sa tribu, les trois og’res qui composaient la Triade. Alors pourquoi, après un si long voyage, avait-il juste envie de fuir très loin d’ici ?
Magnam parut sentir sa détresse.
— Rentrer chez soi, ce n’est pas toujours facile.
Tol’chuk garda le silence encore quelques instants.
— Ce n’est pas seulement le fait de rentrer chez moi qui me préoccupe.
— Quoi, alors ?
Il secoua la tête. Quand il était parti, il n’était qu’un meurtrier, un paria, le dernier descendant du Parjure. Aujourd’hui, il revenait avec un cristal purifié, mais son propre cœur était plus lourd que jamais. Il devrait affronter la Triade et lui révéler que son ancêtre maudit vivait toujours.
Car le parjure était devenu le Seigneur Noir, ravageur des contrées d’Alaséa. Certains le surnommaient Bête Noir ou Cœur Noir. Pour les n’ains, il était l’Innommable. Apparemment, ses méfaits n’avaient épargné aucun peuple.
Tel était le fardeau que Tol’chuk portait en son cœur. Pourtant, il ne pouvait se soustraire à son devoir. Il troquerait sa honte contre des informations supplémentaires sur son ancêtre et sur le lien existant entre sanguine et éb’ène.
— Je dois le faire, chuchota-t-il au Croc du Nord.
Le craquement d’une brindille annonça qu’une seconde personne venait interrompre ses réflexions matinales. Un petit homme pareil à une souris détrempée émergea des branches lourdes de pluie. Ses cheveux d’un brun terne, dégoulinants, étaient plaqués sur son visage qu’ils dissimulaient à moitié. Il s’avançait nu sur le promontoire de granit, sans manifester la moindre gêne pour son absence de vêtements. D’une démarche gracieuse, il rejoignit Tol’chuk et Magnam.
— Le soleil est levé, dit-il.
— Fardale ? interrogea Magnam.
Le nouveau venu acquiesça. Même s’il portait l’apparence de son frère Mogweed, de toute évidence, il s’agissait bien de Fardale. Jadis identiques, les jumeaux se partageaient désormais un seul corps : Mogweed l’occupait durant la nuit et Fardale pendant la journée. L’unique avantage de cette étrange situation, c’est qu’ils avaient récupéré leurs capacités de métamorphes.
— Je pars reconnaître la route, annonça Fardale.
Les yeux plissés, il étudia les hautes terres, penchant la tête sur le côté et levant le nez pour humer les rafales orageuses.
Puis, un spasme qui fit frissonner tout son corps, il tomba à quatre pattes. Ses bras et ses jambes se tordirent comme s’ils ne contenaient pas d’os avant se figer dans une nouvelle forme pour soutenir son poids. Simultanément, sa peau nue ondula et se couvrit d’une épaisse fourrure noire. Un grondement animal monta de sa gorge. Il rejeta la tête en arrière tandis que le bas de son visage s’allongeait et se changeait en un museau garni de crocs redoutables. Bientôt, Fardale l’homme disparut, remplacé par un énorme loup sylvain. Un seul de ses traits demeura identique : ses yeux ambrés qui brillaient dans la lueur grisâtre de l’aube.
Tol’chuk avait les mêmes yeux, hérités de sa mère qui était une si’lura comme Fardale et Mogweed. Alors que son regard croisait celui du loup, des images défilèrent son esprit. Contrairement aux jumeaux, il était incapable de se métamorphoser, mais il pouvait communiquer mentalement avec les si’lura.
Une route dégagée, obscure dans le lointain… Un loup solitaire qui s’avance, le museau reniflant le sol.
Tol’chuk acquiesça pour montrer qu’il avait compris.
Telle une ombre filante, le loup disparut dans les bois. Une fois de plus, Fardale leur ouvrirait la voie en reconnaissant le terrain.
— Il pourrait changer un peu, de temps en temps, grommela Magnam. Le loup, ça finit par lasser à la longue. Pourquoi pas un blaireau ?
Tol’chuk lui jeta un coup d’œil dubitatif.
— Un gros blaireau féroce. (Magnam rempocha sa pipe.) En tout cas, j’aimerais bien voir ça.
Avec une moue désapprobatrice, Tol’chuk se redressa.
— Ne juge pas Fardale. Le loup est une forme qu’il connaît. (Il fixa l’endroit où le si’lura avait disparu.) Je pense qu’elle lui procure une certaine… sérénité.
Magnam haussa les épaules.
— Je réagirais sûrement comme lui si j’étais forcé de partager mon corps avec quelqu’un d’autre… surtout son frère.
Le n’ain secoua la tête.
— Le fardeau de Mogwced n’est pas moins lourd.
— Pas d’accord. Il n’est pas obligé de s’écouter geindre nuit après nuit.
Tol’chuk redescendit du rocher de granit. Il n’avait pas la patience d’expliquer pourquoi Mogweed était aussi irascible – sans compter qu’il n’était pas certain de le savoir. Au lieu de ça, il tendit un doigt vers la forêt.
— Il faut aider les autres à lever le camp.
Ensemble, Magnam et lui s’enfoncèrent entre les arbres.
Au-dessus de leur tête, les aiguilles de pin gouttaient. À peine avaient-ils fait quelques pas qu’ils aperçurent une vive lumière devant eux. Ils laissèrent son éclat les guider jusqu’à une saillie rocheuse sous laquelle un feu crépitait encore joyeusement, de manière plutôt incongrue dans le brouillard humide et maussade. Magnam rejoignit les autres membres de leur petit groupe – le capitaine el’phe Jerrick et la guérisseuse aveugle Mama Freda – pour les aider à rempaqueter les couvertures et les gamelles.
Ils avaient abandonné le plus gros de leurs provisions à bord du navire aérien, laissé en sécurité dans une lande paisible à une journée de marche de là. Par ce temps orageux, ils n’avaient pas osé s’en remettre au vent pour approcher davantage de leur destination. En outre, Tol’chuk craignait la réaction de ses frères de tribu s’ils voyaient un étrange vaisseau se poser sur leur territoire. Les og’res avait tendance à attaquer d’abord et à poser des questions ensuite. La prudence commandait donc aux compagnons de couvrir les dernières lieues à pied.
Tol’chuk regarda les autres lever le camp et secoua la tête.
— J’aurais préféré que vous restiez à bord.
Il craignait d’introduire fût-ce un si petit groupe d’étrangers parmi les siens. Fardale sous sa forme de loup, passe encore. Mais amener un n’ain, une vieille femme et un el’phe en territoire og’re, c’était risquer leur vie à tous.
— Rester à bord ? (Mama Freda se redressa, tenant le petit paquetage qui contenait ses herbes et ses élixirs.) Le sort d’Alaséa dépend peut-être de ce que nous allons découvrir ici. Et puis, ces landes ne sont pas plus sûres que le territoire de ta tribu.
Tol’chuk ne pouvait pas prétendre le contraire. Durant le vol aller, les compagnons avaient aperçu des villages entièrement rasés en contrebas, et ils avaient entendu des rumeurs selon lesquelles de monstrueux prédateurs rôderaient la nuit dans la région. Lorsqu’ils avaient atteint les contreforts des montagnes, plusieurs bandes de villageois armés les avaient empêchés d’approcher des sites infestés par des épidémies et mis en quarantaine.
Puis, une nuit, le navire aérien avait survolé une ville en flammes. Une colonne éclairée par des torches s’en éloignait telle une colonie de fourmis de feu. Jerrick l’avait observée à travers sa longue-vue.
— Ce ne sont pas des hommes, avait-il conclu en baissant son instrument.
Après s’être posés, les compagnons avaient décidé de poursuivre leur route ensemble. Peu de gens oseraient s’en prendre à un groupe qui comptait un og’re dans ses rang.
À l’aide d’une pelle, Jerrick recouvrit leur feu de terre pour l’éteindre. Puis il s’épousseta les mains. Il semblait plus pâle que jamais, un effet accentué par ses longs cheveux blancs.
— Nous sommes prêts.
Une créature fauve, de la taille d’un petit chat, jaillit des branches au-dessus de leur tête. Elle secoua sa fourrure trempée en babillant. Son minuscule visage à la peau lisse, encadré par une crinière de fourrure flamboyante, exprimait une vive désapprobation.
— Méchante humidité, méchante… Glacé jusqu’à la moelle, se plaignait le tamrink, imitant le ton geignard et les paroles de Mogweed.
Mama Freda l’appela.
— Ici, Tikal.
La guérisseuse aux cheveux gris tapota son épaule. Son familier se laissa tomber sur le perchoir qu’elle lui offrait et lui serra le cou très fort. Tous deux étaient liés d’une étrange façon : ils partageaient leurs perceptions, ce qui permettait à Mama Freda de voir à travers les yeux du tamrink.
Jerrick hissa son paquetage sur son dos puis vérifia que Mama Freda pourrait porter le sien. Une de ses mains s’attarda sur l’épaule de la vieille femme. Celle-ci appuya sa joue contre les doigts de l’el’phe en un geste affectueux. Elle avait insisté pour l’accompagner dans ce voyage. « Pour vous aider à reconstituer vos forces défaillantes avec mes remèdes », avait-elle affirmé devant le reste du groupe. Mais à en juger par la façon dont ils se comportaient, les deux anciens étaient clairement très attachés l’un à l’autre.
Magnam s’approcha en roulant des épaules pour ajuster les bretelles de son propre paquetage. Avec une moue confiante, il tapota la hache passée à sa ceinture.
— Allons visiter ces fameuses terres og’res.
Tol’chuk se saisit du plus gros paquetage, lourdement chargé de provisions et d’équipement. Après avoir vérifié une dernière fois qu’ils ne laissaient rien derrière eux, les compagnons se mirent en route.
Tol’chuk prit la tête du groupe. D’ici au milieu de la journée, il franchirait la frontière du territoire de sa tribu. Et à la tombée de la nuit, il devrait apercevoir ses cavernes natales. Il s’enfonça dans la forêt larmoyante tandis qu’un grondement de tonnerre résonnait dans le lointain – la voix des montagnes qui le rappelait au foyer.
Magnam piétinait près de lui.
— Tu n’es pas seul, lui dit-il doucement.
Tol’chuk garda le silence. À sa grande surprise, ces simples mots le réconfortaient plus qu’il aurait su le dire. Danger ou pas, il se réjouissait que ses compagnons aient décidé de rester avec lui.
Bientôt, il découvrit une piste tracée par des daims qui filait dans la bonne direction. Il s’y engagea. La piste descendait une pente abrupte, rendue glissante par la boue et les aiguilles de pin qui jonchaient le sol. Les compagnons ralentirent, se raccrochant aux branches et aux buissons pour ne pas perdre l’équilibre.
— Je me demande bien ce que fiche Fardale, finit par grommeler Jerrick derrière l’og’re.
Tol’chuk se rembrunit. D’habitude, le loup revenait périodiquement vers eux pour les mettre en garde contre les obstacles ou leur indiquer le meilleur endroit pour traverser une rivière. Mais, depuis leur départ du camp, il n’avait donné aucun signe de vie. Et midi approchait. Jamais le loup ne s’était absenté si longtemps.
— Il a dû trouver un lapin à poursuivre et nous oublier, suggéra Magnam.
Mais, malgré le ton léger qu’il avait employé, Tol’chuk entendit de l’inquiétude dans sa voie.
Les compagnons atteignirent le fond de la vallée. Un ruisseau gonflé par la pluie filait à travers cette dernière. Tol’chuk désigna un arbre déraciné qui s’était couché en travers du courant vif.
— Nous pourrons traverser là. Fardale nous attend peut-être de l’autre côté.
Quelques minutes plus tard, les compagnons pénétraient dans une forêt plus dense, où les aiguilles de pin étaient plus foncées et les ombres plus profondes. À partir de là, le terrain montait en pente raide, et au-delà de cette dernière crête s’étendaient les terres og’res.
Tol’chuk pria pour que Fardale ne s’y soit pas aventuré seul. La viande de loup était considérée comme une friandise chez son peuple, et la chaude fourrure de ces animaux se négociait un bon prix. Mais il doutait que beaucoup de ses frères soient dehors : par un temps pareil, la plupart d’entre eux préféraient rester dans leurs cavernes agréablement sèches et tièdes. Néanmoins, ça ne lui disait pas où se trouvait Fardale.
Un éclair déchira la pénombre de ce milieu de journée ; ses fourches se déployèrent au-dessus des compagnons ainsi que les mailles d’un filet. Le tonnerre succéda aussitôt, dévalant la pente avec un rugissement qui enfla et se mua en un hurlement coléreux. Tol’chuk se figea. Il avait reconnu l’appel de leur compagnon.
— Fardale, dit Mama Freda.
Tikal enroula sa queue autour du cou de la vieille femme en frémissant.
Comme le tonnerre s’éloignait, le hurlement monta dans les aigus d’une fureur brûlante. Plus qu’un simple cri animal, c’était un défi.
Défi qui fut accueilli par une série de grondements rauques, pareils à celui d’une avalanche.
Magnam jeta un coup d’œil à Tol’chuk.
— Des og’res, répondit Tol’chuk à la question muette dans les yeux du n’ain. Un groupe de chasseurs.
Un millier de lieues plus loin, dans la jungle étouffante qui s’étendait au pied du Grand Croc du Sud, Jaston entendit le hurlement d’un animal enragé. Le cri recouvrit le coassement des grenouilles et le bourdonnement des moustiques assoiffés de sang. Jaston se figea sur la piste et regarda autour de lui. L’appel avait une tonalité distante ; pourtant, il lui semblait aussi proche que son propre cœur.
Jaston plissa les yeux. Depuis cette crête, il distinguait les marécages dans le lointain, sous leur couverture de brume familière. C’étaient les Terre Inondées, sa région natale. Jaston était un maraîchin, un chasseur des bourbiers et des fondrières. Il portait un pantalon de cuir gris et une cape assortie en peau de kroc’an. Son envie était grande de rentrer chez lui – mais il avait une mission à accomplir.
Comme il reportait son attention sur le Croc, l’étrange hurlement monta dans les aigus, se répercutant autour de lui. Même les sons de la jongle s’éteignirent. Et malgré sa clarté, l’appel semblait toujours provenir de très loin. Bizarre. Nerveux, Jaston tripota machinalement les cicatrices de la moitié gauche de son visage.
— Il y a un gros chien en liberté, dit une voix au niveau de sa hanche.
Jaston baissa les yeux vers le petit garçon qui l’accompagnait et lui tapota la tête.
— Ce n’est qu’un écho. Le Croc joue des tours aux voyageurs.
— Le gros chien est perdu ?
— Il s’en sortira.
Apparemment satisfait, l’enfant aux cheveux noirs remit son pouce dans sa bouche. Vêtu d’une tunique grossière, il semblait âgé de cinq hivers. En réalité, il n’avait pas plus d’une quinzaine de jours. C’était un construct de mousse, de lichen et d’algues des marais : un golem auquel la sor’cière Cassa Dar avait insufflé la vie.
Jaston continua à avancer sur la piste, rajustant son paquetage sur ses épaules. Le hurlement parut le suivre, s’accrochant à lui, mordillant ses talons. Il s’arrêta de nouveau. Quel était ce tour de magie ?
Il se tourna vers le petit garçon.
— Cassa, tu m’entends ?
L’enfant fronça les sourcils, puis enfonça un index dans son oreille comme pour chasser un insecte qui s’y serait introduit.
— Cassa ? insista Jaston.
Quand le petit garçon parla de nouveau, ce fut avec une voix tout à fait différente.
— Je t’entends, mon amour.
Le son de sa voix réchauffa Jaston. En fermant les yeux, il pouvait imaginer qu’elle était près de lui. Même son odeur semblait pénétrer l’humidité de la jungle. Cassa Dar sentait la noctule, au parfum sucré et entêtant. Comme cette fleur, elle était aussi dangereuse que douce – une puissante sor’cière élémentale.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle en s’exprimant à travers le petit garçon.
Jadis, Cassa Dar avait été une apprentie de la redoutable Guilde des Assassins, envoyée à Château Drakk depuis les contrées n’aines dont elle était originaire. Mais une attaque du Seigneur Noir l’avait fait fusionner avec les terres qui entouraient la forteresse, lui accordant à la fois une longévité exceptionnelle et une magie empoisonnée. Liée au marais, elle n’avait pu accompagner Jaston durant se voyage. Aussi avaient-ils été forcés de se séparer. Cassa n’avait pu fournir à son amant qu’un peu de sa magie pour lui tenir compagnie sous la forme d’un petit garçon.
— Tu entends ce hurlement ? demanda le maraîchin.
L’enfant pencha la tête sur le côté pour écouter. Puis il tendit un bras, poignet fléchi et paume en avant, et pivota lentement sur lui-même.
— Un loup sylvain, conclut Cassa Dar.
— Ici ? s’étonna Jaston. Dans la jungle ?
— Non. (L’enfant s’immobilisa et leva les yeux vers la pente.) Tu as eu raison de me contacter.
— Je ne comprends pas, avoua Jaston.
Le petit garçon lui jeta un coup d’œil, mais, derrière ses prunelles, le maraîchin sentit regard de Cassa Dar.
— Son cri se répercute depuis le Grand Croc du Nord.
— C’est à mille lieues d’ici !
— Oui. Mais tu reconnais cette voix, n’est-ce pas ?
Perplexe, Jaston fixa l’enfant sans répondre.
— Écoute, lui enjoignit Cassa Dar. Pas seulement avec tes oreilles, mais aussi avec ton cœur.
Les sourcils froncés, Jaston obéit à la sor’cière qu’il aimait. Il laissa ses paupières se fermer et inspira profondément. Le hurlement l’enveloppa, saturant ses perceptions.
— Il te cherche…
Soudain Jaston comprit. Il le sentit dans la moelle de ses os.
— Fardale souffla-t-il. Le métamorphe…
Il rouvrit les yeux. Plus aucun doute ne subsistait. Il avait voyagé avec ce loup : il lui avait même sauvé la vie une fois où un monstre pourvu d’ailes et de tentacules avait failli le tuer.
— C’est votre lien passé qui ouvre cette voie. Telle est la magie des pics jumeaux.
— Les crocs, marmonna Jaston.
Cassa Dar lui avait expliqué que les deux sommets étaient des sources de pouvoir élémental à l’état pur. C’était un ruisseau d’énergie issu du Grand Croc du Sud qui alimentait la sor’cière et son marais. Une lune auparavant, son flot s’était soudain amenuisé, affaiblissant Cassa Dar de manière beaucoup plus brusque et prononcée que le malaise général dont souffraient les élémentaux depuis quelque temps. Or, la vie même de Cassa Dar dépendait de cette énergie. Si celle-ci se tarissait complètement, la sor’cière mourrait.
Jaston ne pouvait rester sans rien faire. Aussi, une quinzaine de jours auparavant, il était parti investiguer sur les raisons de ce changement soudain – et, si cela était en son pouvoir, briser le barrage qui empêchait l’énergie élémentale de parvenir jusqu’à sa bien-aimée.
Il leva les yeux vers la montagne.
— Dans ce cas, Fardale doit se trouver près du Croc du Nord.
L’enfant des marais acquiesça.
— Elena m’a dit que le métamorphe, l’og’re et quelques autres se dirigeaient vers le territoire des tribus og’res.
Le hurlement se fit plus aigu encore.
— Apparemment, ils ont des ennuis, marmonna Jaston en serrant la main de l’enfant plus fort.
— Suis le hurlement, lui ordonna Cassa Dar à travers le petit garçon. Trouve la source. Nous ne devons pas perdre la connexion. Seules des émissions très fortes maintiennent le lien entre les pics. (L’enfant entreprit de remonter la piste, traînant Jaston derrière lui.) Une fois sur place, peut-être pourrons-nous ouvrir une porte.
— Ouvrir une porte ? Comment ?
— Pendant des siècles, j’ai vécu à l’ombre du Croc du Sud. Et les archives de Château Drakk remontent plus loin encore. Depuis toujours, les gens croient que ces montagnes sont hantées. Quantité de récits et de mythes évoquent des voix désincarnées, des apparitions spectrales, des disparitions inexpliquées. Mais les mages d’Alaséa connaissaient la vérité. Des liens solides et un besoin extrême peuvent ouvrir un portail entre les deux pics.
— Et tu sais comment faire ?
— Non. (Cassa Dar s’essoufflait.) Je suis en train de descendre à la bibliothèque pour faire des recherches, mais j’ai du mal à te parler en marchant. Emmène l’enfant le plus près possible de la source du hurlement, puis recontacte-moi.
— Attends ! protesta Jaston. Ma mission actuelle, c’est de trouver ce qui affaiblit le flot de ta magie.
— Le métamorphe court un danger plus immédiat que moi.
— Mais…
L’enfant baissa la voix.
— Et je ne pense pas que ce soit une coïncidence si tu as entendu son cri.
Jaston fronça les sourcils.
— Que veux-tu dire ?
Le ton de Cassa Dar se fit exaspéré.
— D’après ce que j’ai lu sur les Crocs, le besoin des deux parties doit être mutuel. Tu ne pouvais pas savoir que Fardale était en danger. Mais, toi aussi, tu éprouvais un besoin profond. Peut-être vos désirs peuvent-ils se satisfaire l’un l’autre. Il se peut que Fardale connaisse un moyen d’accéder à ce que tu cherches. Tu dois suivre ce chemin : pour sauver le métamorphe, mais aussi pour me sauver, moi.
Jaston en resta muet de stupéfaction.
— Maintenant, dépêche-toi avant que la connexion s’évanouisse ! le pressa Cassa. Trouve le loup !
— Je vais essayer.
Jaston pivota et tendit l’oreille. Le hurlement semblait provenir de tous les côtés à la fois.
Le maraîchin se concentra pour étudier la jungle, dont la chaleur en ce milieu de journée pesait sur lui ainsi qu’une couverture mouillée. Les rayons de soleil transperçaient la canopée, parant la végétation d’une lueur vert émeraude.
Trouve le loup ! Mais où devait-il le chercher ?
Le petit garçon n’avait pas lâché sa main.
— Je veux caresser le gros chien, dit-il en tirant sur le bras de Jaston.
Celui-ci le suivit docilement. Les créations de Cassa Dar possédaient une certaine autonomie, mais leurs désirs restaient ceux de la sor’cière des marais. L’esprit rudimentaire de l’enfant exécutait la volonté de sa maîtresse en les traduisant en envies propres à un petit garçon.
— J’adore les chiens. Et lui, il a peur. Je veux le caresser.
L’enfant s’enfonça à travers un rideau de lianes.
Jaston n’avait pas d’autre choix que de s’en remettre à la finesse de son ouïe. Après tout c’était un construct magique. Cela lui permettrait peut-être de découvrir la source du hurlement.
Ils gravirent une pente abrupte, empoignant des branches et des plantes rampantes pour se hisser toujours plus haut. Le petit garçon se faufilait avec agilité à travers les broussailles.
— Gentil chien-chien ! Ici, gentil chien-chien, chantonnait-il, le souffle court.
Jaston et lui atteignirent une nouvelle crête. Dans la cuvette en contrebas, une mare d’eau stagnante scintillait au soleil. Quelques grenouilles s’y jetaient depuis la rive boueuse et retombaient en projetant des cercles concentriques à sa surface.
Le petit garçon tendit un doigt.
— Le gros chien a soif !
Jaston tendit l’oreille. Le hurlement s’était changé en grondements et en aboiements furieux, mais l’enfant ne s’était pas trompé. L’appel résonnait bien depuis cette cuvette.
— Montre moi, réclama Jaston.
Le petit garçon acquiesça avec un enthousiasme juvénile.
— Je vais caresser le gros chien.
Puis il entreprit de dévaler la pente, bondissant et glissant tour à tour tandis qu’il entraînait Jaston dans son sillage.
Très vite, ils atteignirent la mare bordée d’une écume d’algues. Quelques poissons nageaient sous sa surface placide. Les grenouilles coassèrent de plus belle pour protester contre cette intrusion. Le soleil se trouvait juste à l’aplomb de la cuvette, dardant ses rayons sur l’eau limpide.
Le reflet de Jaston lui rendit son regard, les sourcils froncés. Et maintenant ? La voix de Fardale s’éleva de la mare tel un nuage de brume, puis retomba et mourut.
— Cassa ? s’exclama Jaston, paniqué.
Non loin de lui, le petit garçon fouillait les buissons en quête du gentil chien-chien. Il se redressa brusquement comme une marionnette dont on vient de tirer les ficelles.
— Jaston, dit-il avec la voix de Cassa Dar. (La sor’cière semblait à bout de forces.) Du sang.
— Du sang ?
L’enfant opina.
— Selon un vieux texte… (Cassa Dar marqua une pause et reprit sur un ton monocorde, comme si elle lisait :) « Ceux qui sont jumelés pourront ouvrir un chemin entre les Crocs par leur désir, leur besoin impérieux et au prix d’une mesure de sang. »
— Qu’est-ce que ça signifie ?
— Fardale et toi partagez un lien. Tu as sauvé la vie du métamorphe, et cela a créé une connexion spirituelle entre vous. Voilà pourquoi son cri te parvient. Mais ouvrir un chemin pour le rejoindre physiquement nécessite de la substance vivante pour alimenter le sort. Cette substance, c’est ton sang.
Jaston fixa la mare immobile.
— Mais le hurlement s’est tu.
— Essaie quand même. La connexion peut subsister un petit moment.
Les sourcils froncés, il tira une dague de sa ceinture.
— Combien de sang ?
Le petit garçon garda le silence, mais son visage se plissa comme s’il se concentrait.
— Combien ? répéta Jaston en positionnant la lame du couteau contre son avant-bras.
L’enfant secoua la tête.
— Je l’ignore, avoua Cassa Dar. Une mesure c’est tout ce que dit le livre.
Jaston soupira. Ça pouvait aussi bien être une goutte qu’un seau entier. Il s’entailla fermement la chair. Une lance de douleur lui transperça le bras, mais son sang dégoulina et s’écrasa à la surface de la mare, où il se rependit telle une fine pellicule.
Intrigués, des poissons s’approchèrent.
— Il ne se passe rien, chuchota Jaston.
L’enfant des marias s’agenouilla au bord de l’eau.
— Ça doit être ça, le portail. Les surfaces réfléchissantes ont du pouvoir. (Il tourna la tête vers Jaston.) Mais le canal enchanté a dû se refermer. Nous sommes arrivés trop tard.
Refusant d’abandonner, Jaston tendit son bras un peu plus loin au dessus de l’eau.
— Il faut peut-être plus de sang, dit-il en serrant le poing pour accélérer le flux écarlate qui coulait de sa plaie.
— Jaston, ne gaspille pas…
Quelque part au delà de la crête, un nouveau hurlement s’éleva soudain. Cette fois, ce n’était pas un loup.
D’autre voix répondirent à ce premier cri perçant. Bientôt, ce fut tout un chœur qui résonna autour de la cuvette.
L’enfant se redressa.
— Des renifleurs. Ils ont dû être attirés par le hurlement du loup.
Jaston déglutit. Et maintenant, ils ont capté l’odeur de mon sang. Tous les chasseurs connaissaient les énormes prédateurs à la peau violette qui arpentaient les forêts profondes : tout en muscles, en crocs acérés et en faim dévorante, ils étaient l’équivalent terrestre des requins.
Renonçant à sa tentative pour aider Fardale, Jaston baissa le bras. Il avait sa propre bataille à livrer. De son bras indemne, il dégaina son épée. Le petit garçon se rapprocha de lui.
Les hurlements de la meute se changèrent en cacophonie. Les renifleurs se servaient de leur cri pour terrifier leurs proies – et dans ce cas précis, ça fonctionnait.
— Jaston, enduis ta lame de mon poison. (L’enfant fit un pas en arrière et ouvrir sa tunique.) Frappe là.
Choqué, le maraîchin haussa les sourcils.
— Je ne peux pas.
— L’enfant ne sentira rien. Souviens-toi, ce n’est que de la mousse et des algues.
Mais Jaston ne pouvait s’y résoudre.
— Il est imprégné de mon essence, plaida Cassa Dar. Poison et venin. Utilise-le pour rendre ta lame plus meurtrière.
Les cris se rapprochaient. Derrière Jaston, un bruissement de lianes et des craquements de branches l’avertirent que quelque chose tentait de le prendre à revers. Il pointa son épée sur la poitrine de l’enfant.
— Ça coupe, marmonna-t-il de sa propre voix.
Tandis que Jaston hésitait, scrutant ses yeux bleus pleins de confiance, un grondement s’éleva dans son dos et se changea très vite en hurlement furieux. Il tourna la tête vers la mare. L’appel venait de là. Pas d’un renifleur mais du loup.
La surface de la mare scintilla. Puis les poissons curieux disparurent, remplacés par une vision improbable : celle d’un loup sylvain ramassé sur lui-même, prêt à bondir.
Fardale !
Au-delà du loup, la menace était claire : un groupe d’og’res armés de massues et de très longs os tordus. La soif de sang faisait briller leurs yeux.
— Jaston ! cria soudain le petit garçon avec la voix de Cassa Dar.
Le maraîchin fit volte-face à l’instant où le premier monstre apparaissait sur la piste. Sa peau avait la couleur violacée d’une ecchymose. Ses larges narines dilatées aspiraient l’odeur du sang et de la peur de sa proie. Ses yeux noirs, froids et impitoyables, détaillaient Jaston. Ses babines charnues se retroussèrent lentement, révélant plusieurs rangées de crocs acérés.
Dans un bruissement sinistre, d’autres renifleurs émergèrent de la végétation tout autour du maraîchin, suivis par les cris affamés de leurs congénères plus lents à arriver sur les lieux. Mais le premier était le chef de la meute, celui qui aurait le privilège d’abattre leur proie.
Sans crier gare ni frémir au préalable, le monstre bondit soudain, avec une rapidité incroyable pour une créature aussi massive.
Jaston leva la pointe de son épée. Il n’avait pas eu le temps d’empoisonner sa lame. Alors qu’il reculait, l’enfant toujours accroché à sa jambe, son pied glissa dans la vase qui entourait la mare. Le bras qui tenait son arme s’abaissa.
La masse du renifleur le percuta en pleine poitrine. Des griffes affûtées comme des lames de rasoir se plantèrent dans son épaule. Alors qu’il basculait en arrière, le chef de la meute poussa un hurlement de triomphe et de mort.
Tol’chuk, qui courait devant les autres, fut le premier à atteindre le sommet de la crête. Pour avoir au moins une chance de sauver Fardale, il devrait faire vite.
S’immobilisant, il scruta les hautes terres qui s’étendaient face à lui. Le loup s’était tu : ça ne présageait rien de bon. Avait-il fui ? S’était-il métamorphosé ? Tol’chuk en doutait. Fardale avait toujours préféré sa forme lupine : il s’y sentait mieux que dans toute autre.
Retenant son souffle, Tol’chuk tendit l’oreille. Il avait confiance en la rapidité et la ruse du si’lura, mais il connaissait les capacités des og’res. Une fois que ceux-ci avaient capté une odeur, il était difficile de les semer ; en outre, ces chasseurs expérimentés étaient très doués pour rabattre leurs proies vers les pièges tendus à leur intention.
Et maintenant, ce silence…
— Tu le vois ? rugit Magnam en contrebas.
Flanqué de Mama Freda et de Jerrick, le n’ain entreprit de gravir la pente traitresse le plus vite possible.
Tol’chuk commençait à désespérer. Alors qu’il ouvrait la bouche pour appeler le si’lura, un hurlement sauvage déchira la lande.
Fardale !
Le cri provenait de derrière une butte voisine. Tol’chuk n’osait pas attendre le reste groupe. Il s’élança le long de la crête, bondissant par-dessus un rocher de granit qui lui barrait la route.
La pluie fine persistante avait détrempé la pierre. En se recevant de l’autre côté, Tol’chuk perdit l’équilibre et glissa le long d’une courte pente lisse. Un cri de surprise et de colère lui échappa comme il basculait par-dessus le bord de la falaise.
Il dégringola dans les airs et s’écrasa au milieu d’une crique gonflée par la pluie avec une immense gerbe d’éclaboussures. Alors qu’il se redressait, crachant et pestant, il vit qu’il avait atterri au beau milieu d’une rixe… ou de ce qui menaçait d’en devenir une incessamment.
Six og’res se tenaient d’un côté de la crique ; de l’autre, Fardale était ramassé sur lui même – acculé contre la falaise sans aucun moyen de s’enfuir.
Comme les og’res sursautaient, abasourdis par l’apparition de cet intrus tombé du ciel, Tol’chuk recula vers Fardale et lança dans la langue de son peuple :
— Laissez-moi ce loup !
Un des og’res s’avança pesamment. Même pour un représentant de son espèce, c’était un géant. Il s’appuyait sur les jointures de sa main gauche ; dans la droite, il brandissait un tronc d’arbre en guise de massue. Ses bras étaient plus épais que son arme improvisée. Une grimace découvrit ses crocs jaunes et ébréchés.
— Va chasser ta propre viande.
Et pour plus d’emphase, il donna un coup de massue sur le sol tandis que ses compagnons grognaient leur assentiment.
Tol’chuk ne connaissait pas cet og’re géant, mais il reconnaissait le motif scarifié sur son avant-bras massif. C’était celui de la tribu Ku’ukla, une des plus bestiales et des plus sauvage. Son père avait été tué au cours d’une bataille entre leur propre tribu et les Ku’ukla.
Les compagnons de la brute se rapprochèrent en resserrant les rangs. Ils avaient tous l’air dur et le visage couturé de cicatrices. La soif de sang brillait dans leurs yeux.
— Casse-toi ou crève ! gronda leur chef.
Tol’chuk rejoignit Fardale et se redressa de toute sa hauteur. À la vue de sa colonne vertébrale droite, les autres og’res eurent un mouvement de recul. Depuis son départ des cavernes de sa tribu, Tol’chuk avait oublié cette expression particulière, mélange de haine et de dégoût.
Seul le géant conserva sa position. Il n’était pas impressionné, mais une lueur de compréhension passa dans son regard.
— Celui qui marche comme un homme, grogna-t-il enfin. Tol’chuk le Banni, fils de Len’chuk de la tribu de Toktala.
Il cracha dans la crique comme si le seul fait de prononcer ce nom lui avait laissé un sale goût dans la bouche.
Tol’chuk frémit. Il ne pensait pas qu’on l’identifierait aussi vite.
Les muscles du géant se tendirent. Ses épaules roulèrent en une attitude de défi et il tonna :
— En revenant ici, tu t’es condamné ! D’ici à ce soir, ta tête ornera nos cavernes !
Avec un rugissement, il s’avança dans l’eau, faisant signe à ses compagnons de protéger ses flancs. Les Ku’ukla se rapprochèrent de leurs proies en formant un demi-cercle serré.
Faute d’arme, Tol’chuk se rabattit sur la seule protection dont il disposait. Il ouvrit rapidement sa sacoche et en sortit la sanguine, qu’il brandit très haut.
Six paires d’yeux se levèrent vers le cristal.
— Une sanguine ! s’exclama l’un des og’res.
— Le Cœur de notre peuple, gronda Tol’chuk. (Une fois déjà, la pierre lui avait permis d’échapper à la vindicte des Ku’ukla. Il pria la Mère pour qu’il en aille de même aujourd’hui.) Je le rapporte à la Triade. Ne me barrez pas le chemin.
Les Ku’ukla hésitèrent, mais leur chef continua à avancer.
— C’est une ruse… À moins qu’il l’ait volée, marmonna-t-il.
Mais à l’instant où il bondissait hors de la crique, un nouveau cri déchira les hautes terres – le gémissement perçant d’un autre prédateur.
L’espace d’un instant, Tol’chuk et les autres og’res se figèrent, partagés entre perplexité et méfiance. Le géant se redressa, trempé.
Puis des corps jaillirent de l’eau.
Tol’chuk sursauta comme une bête monstrueuse roulait dans la boue de la rive d’en face et s’immobilisait au milieu des Ku’ukla. Elle se releva aussitôt, grognant et crachant sa fureur aveugle. Un renifleur ! La créature se jeta sur l’og’re le plus proche, visant la gorge.
Mais deux silhouettes avaient atterri côté falaise, quasiment au pied du chef des og’res : un homme et un petit garçon. Le premier saignait abondamment. Il se releva tant bien que mal, tirant l’enfant en sécurité à l’instant où une massue s’abattait sur eux et les manquait d’un cheveu. Des éclats de bois volèrent comme la force de l’impact brisait le tronc en deux.
— Des démons ! rugit le géant.
Fardale se précipita au secours des nouveaux venus. L’homme le salua du menton sans témoigner la moindre crainte.
— Salut, Fardale.
Ensemble, ils battirent en retraite.
Tol’chuk ne comprenait ni d’où sortaient ces gens, ni comment ils connaissaient Fardale. Quelle magie était-ce donc ?
L’enfant dénuda sa poitrine et la présenta à l’homme.
— Vite, pendant que la voie est ouverte. Je la sens déjà se refermer.
Tol’chuk écarquilla des yeux horrifiés en voyant l’homme transpercer le petit garçon de son épée. Mais, au contact de la lame, l’enfant se décomposa en un enchevêtrement d’algues humides. Comme celles-ci s’affaissaient, un chuchotement s’en éleva.
— Reviens-moi…
— C’est promis, mon amour, répondit l’homme.
À présent, Tol’chuk reconnaissait les cicatrices qui déformaient tout un coté de son visage. Jaston, le maraîchin. Mais comment était-ce possible ?
De nouveau, le géant marcha sur l’homme et le loup. Tol’chuk s’arracha à son ébahissement pour leur venir en aide. Mais Jaston se faufila souplement à l’intérieur de la garde de son agresseur et lui planta son épée dans le coude. L’og’re poussa un rugissement furieux et lui décocha un revers avec l’extrémité brisée de sa massue. Le maraîchin vola en arrière et s’écrasa contre la falaise.
Fardale s’interposa pour le protéger. Tol’chuk s’élança lui aussi. Mais ces renforts ne furent pas nécessaires. L’og’re vacilla un instant, puis bascula et s’écrasa dans la crique au milieu d’une gerbe d’éclaboussures. Autour de la plaie de son coude, sa chair noircissait et fumait. Il ne fit pas d’autre mouvement.
— Du poison, expliqua Jaston, qui gisait toujours au pied de la falaise.
De l’autre coté de la crique, les Ku’ukla avaient fini par venir à bout du renifleur, mais deux d’entre eux y avait laissé la vie. Les chasseurs battirent en retraite dans les bois.
— Drag’nock, gémit l’un d’eux avant de s’enfuir.
Tol’chuk fixa le géant mort en frémissant. Drag’nock. Cet og’re était le chef de toute la tribu Ku’ukla. Sa mort ne resterait pas impunie, songea Tol’chuk en sentant le désespoir le gagner. Les rescapés de l’affrontement parleraient, et, bientôt, le grondement des tambours résonnerait à travers les hautes terres.
Non loin de là, Fardale rejoignit Jaston et le poussa affectueusement du museau. Le maraîchin gratta le loup derrière une oreille.
— Moi aussi, je suis content de te revoir, Fardale.
Tol’chuk pivota en direction des cavernes de sa tribu, serrant le cristal entre ses griffes. Il était rentré chez lui pour ramener le Cœur guéri à son peuple, pour lui offrir l’espoir et la paix. Au lieu de ça, il ouvrait la voie à la guerre et au carnage.
Comme celui du Parjure, son nom semblait destiné à devenir une malédiction.